Un monde qui n’en a pas fini de se décoloniser, et la multiplicité des luttes anticoloniales

, par WEILL Caroline

Ce texte est la retranscription de l’intervention de Caroline Weill, salariée du réseau ritimo, dans le cadre de la table ronde « Résistances : quels moyens de luttes face aux multiples formes coloniales ? » au Salon Anticolonial, le samedi 23 mars 2024 à 17h30. C’est en tant que coordinatrice de la collection Passerelle, et plus spécifiquement du n°25 « Décoloniser ! Notions, enjeux, débats » qu’elle a été invitée à ouvrir cette table ronde avec un panorama général sur les multiples formes de domination coloniale dans le monde, ainsi que les multiples formes de résistances.

Extrait de l’affiche du Salon Anticolonial 2024, qui a eu lieu à la Parole Errante les 23 et 24 mars 2024.

Le monde n’a pas terminé de se décoloniser. Depuis les territoires encore occupés militairement, politiquement et juridiquement annexés ; jusqu’aux pays qui ont accédé à l’indépendance formelle mais n’en finissent pas de s’émanciper socialement culturellement ou économiquement ; en passant par les pays colonisateurs, la lutte pour la libération des peuples colonisés continue.

La France continue à être une puissance coloniale dans différents territoires, comme la Kanaky, la Guyane, ou Mayotte – pour qui l’enjeu est l’indépendance formelle, politique et juridique. C’est aussi le cas des Etats-nations issus des processus de colonisation de peuplement, comme aux États-Unis, au Canada, en Australie, etc : l’enjeu pour les peuples premiers de ces territoires est alors la restitution territoriale et l’autonomie politique sur ce territoire. Mentionnons par exemple des initiatives comme le passeport aborigène en Australie, « ces cérémonies ont à la fois permis aux Aborigènes d’affirmer leur souveraineté ‘non-cédée et inaltérée’ sur le Pays et leur droit à accueillir et offrir leur hospitalité [aux migrant·es] sur leurs propres terres. » L’exemple paradigmatique de l’actualité de la colonisation dans sa forme la plus brutale est bien évidemment la Palestine historique ; dans un article de Contretemps paru de fin février 2024, l’historien Ilan Pappé parle l’« extermination et de déshumanisation inhérente au colonialisme de peuplement mis en œuvre par le projet sioniste. »

Pour les territoires ou pays qui ont accédé à l’indépendance formelle, à l’autonomie politique et juridique, les enjeux d’autonomisation sont de trois ordres : économique, culturel et symbolique.

En termes d’enjeux symboliques, tout d’abord, mentionnons évidemment la question de la dette : Haïti, la première république indépendante libérée par la révolte des esclaves elleux-mêmes, paye extrêmement cher d’avoir osé se rebeller et se libérer. Le poids de la dette que les anciens colonisateurs exigent à son égard explique en partie la situation tragique dans laquelle se trouve actuellement le pays. Or, ces dettes odieuses imposées aux pays qui ont accédé à l’indépendance sont régulièrement instrumentalisées à des fins politiques, comme c’est le cas de l’Égypte, qu’Israël utilise afin d’obliger ce pays voisin à recevoir des réfugié·es palestinien·nes expulsé·es de leurs terres. Mentionnons également la division internationale du travail qui assigne aux pays anciennement colonisés le rôle de produire et d’exporter les matières premières nécessaires à l’accumulation du capital, et de racheter vingt fois plus cher les biens manufacturés produits au Nord. L’extractivisme, colonne vertébrale de l’industrialisation moderne, implique également une accumulation par dépossession permanente dans les territoires du Sud global, et une forme d’externalisation des pollutions. Le contexte de la transition énergétique et de la course aux énergies vertes accentue d’ailleurs la pression pour des minerais rares comme le lithium : pour une société plus verte et plus durable au Nord, il faut encore plus de pillages, de pollutions et de dépossessions au Sud. Le commerce international s’organise toujours autour de logiques coloniales : la monoculture de café, de bananes, de chocolat etc n’est rien d’autre que le prolongement de l’exploitation des peuples et de l’environnement des anciennes colonies – et subventionne, de fait, le niveau de vie et de consommation au Nord. Enfin, en termes d’enjeux économiques, mentionnons évidemment la question du franc CFA, cet outil monétaire vestige de la Françafrique.

Par ailleurs, il ne faut pas minimiser l’importance des enjeux culturels pour les peuples (anciennement) colonisés : comme le rappelle Saïd Bouamama, tout autant qu’une spoliation des terres, la colonisation est une « aliénation du colonisé dont une des dimensions est la dépossession de son histoire, de son patrimoine et en définitive de son identité. » Ainsi, le « redémarrage historique suppose logiquement une réappropriation identitaire et une désaliénation dont une des dimensions incontournables est la réappropriation culturelle et identitaire. » En ce sens, la restitution des biens et objets pillés pendant la colonisation, et entreposés dans les musées européens, est une lutte essentielle : « la restitution du patrimoine culturel africain signifie avant tout la reconnaissance, par les États occidentaux, de cinq cents ans de crimes contre l’humanité ; et pour les communautés victimes des crimes coloniaux, la restitution permet de se réapproprier leur identité culturelle. » Pour les peuples colonisés, réinvestir les pratiques culturelles, les savoirs traditionnels etc. est une façon, justement, de résister à l’effacement colonial par l’assimilationnisme qui se poursuit aujourd’hui. La (ré)écriture de son histoire propre est également un enjeu de taille : rompre avec les sources écrites coloniales et « recourir aux traditions orales en tant que source historiographique, et donc aux interprétations locales de leur propre passé », questionner les catégories de pensée issues de la colonisation… Décoloniser l’éducation est une lutte qui n’a jamais été aussi actuelle : en Afrique du Sud, le mouvement étudiant « Fees Must Fall » en 2015, qui s’était soulevé contre une augmentation de 10 % des frais d’inscription à l’université qui allait creuser l’écart entre Blanc·hes et Noir·es, s’était étendu à des revendications de modifier le contenu des cours qui tend à trop se concentrer sur l’Occident, négligeant l’histoire, les langues et les enjeux culturels africains.

Enfin, la dimension symbolique des luttes dé/anticoloniales ne sont pas moins importantes, car cela implique de s’attaquer aux discours et idéologies hiérarchisant le Nord et le Sud. Il s’agit par exemple de remettre en cause toute l’idéologie du « développement » comme imposition d’un modèle de pensée et d’action occidental. Dans le fond, le « développement » n’est rien d’autre que l’expansion du capitalisme et de la démocratie libérale à l’occidentale, dans la perspective d’une évolution mondiale nécessairement linéaire qui suivrait évidemment et automatiquement les étapes franchies par l’Europe, en fonction de critères européens. Un eurocentrisme absolu, donc. Mais c’est aussi la question des rapports coloniaux qui continuent d’organiser la coopération et la solidarité internationales : dans bon nombre d’organisations et d’ONGs internationales, les financements et les prises de décisions continuent à être contrôlés par des logiques et des acteurs occidentaux, et le racisme structure une bonne partie du secteur humanitaire. Enfin, les représentations généralisantes, réductionnistes, biaisées, caricaturales, misérabilistes des populations anciennement colonisées au Nord ont la peau dure : c’est l’exemple de la couverture médiatique internationale de la pandémie de coronavirus et de l’Afrique, généralisant et réduisant le continent à ses tragédies sans prendre en compte ses réussites et ses innovations tout à fait réelles.

Enfin, la lutte pour la décolonisation du monde a aussi lieu dans les (anciens) pays colonisateurs, comme la France. Les initiatives comme « Faidherbe doit tomber », les exigences de débaptiser les espaces publics du nom de grandes figures de la colonisation française, s’inscrivent dans une dynamique plus générale de lutte pour la reconnaissance des crimes coloniaux comme fondateurs de la République française, et pour les réintégrer dans le récit national – non comme des faits marginaux et gênants, mais au contraire des éléments centraux à la construction de la Nation. Décoloniser la France, c’est aussi lutter pour la liberté de circulation et d’installation, car la migration est aussi, entre autres choses, une forme d’adaptation aux conséquences du colonialisme. L’antiracisme d’État s’inscrit également dans le cadre des luttes anticoloniales, puisque l’obsession actuelle de l’extrême droite (et d’une partie de la société française) autour du hijab ne peut être comprise hors de la continuité historique : dans le cadre de la colonisation française en Algérie, on a assisté à des « cérémonies de dévoilement où celui-ci était célébré comme une allégeance à l’ordre colonial ». Enfin, Mathieu Rigouste souligne que le socio-apartheid en France « consiste à séparer les vies pour qu’elles ne se croisent pas » et qu’ainsi « les mécanismes d’oppression contre les quartiers populaires peuvent rester complètement invisibles pour le reste de la population. » Les violences policières racistes qui s’abattent contre les populations immigrées et issues de l’immigration s’inscrivent dans la continuité de la violence armée de la gestion des populations coloniales, notamment en Algérie.

Face à cette multiplicité des rapports coloniaux, des plus directs et militarisés aux plus idéologiques et symboliques, les résistances sont également multiples, s’articulent, se complètent et se développent sur tous les fronts. Ici aussi, les dimensions culturelles et politico-économiques vont main dans la main.

Le théâtre, la littérature ou la poésie dans des langues autochtones sans traduction est un acte militant, en cela qu’il cherche à rompre avec la subalternité linguistique et culturelle héritée de la colonisation. C’est également une manière de revendiquer l’existence et la résistance de communautés autochtones marginalisées, et d’écrire de nouveaux récits collectifs critiques aux concepts issus du colonialisme ; l’idée par exemple que le concept de « peuple autochtone » n’existe, de fait, qu’en fonction de la relation coloniale, car les peuples quechuas et aymaras dans les Andes, les wampis, shipibo ou shuars dans l’Amazonie sont très différents et il n’y a qu’un regard occidental pour les « enfermer » dans une même catégorie, en opposition au monde (justement) occidental qui les a colonisés. Dans le cadre des luttes culturelles, l’art est un levier essentiel : par exemple, le théâtre de l’opprimé est un outil qui permet de « conscientiser l’oppression et utiliser les stratégies déployées sur scène dans le cadre réel de leurs luttes émancipatrices. » L’art est un outil pour transformer les représentations dominantes, pour décoloniser les pensées, pour rouvrir les imaginaires politiques. L’art et la culture sont des outils de mobilisation parfois plus accessibles que les discours politisés, qui font appel à des expériences vécues plus qu’à des concepts. L’art est également un moyen de lutte contre l’appropriation culturelle : c’est l’exemple de l’art culinaire et la broderie palestiniennes comme moyen pour réaffirmation de l’identité palestinienne dans un contexte où Israël présente comme sien ce que cette terre a produit de plus beau et de meilleur. En effet, l’art est une façon d’« affirmer la capacité à créer, s’exprimer et à créer de l’espoir, c’est affirmer la dignité comme espace irréductible et inaliénable de l’être humain. » C’est l’exemple des gospels dans les États-Unis esclavagistes, de la caopeira dans le Brésil colonial, ou encore de l’art dans les prisons, en particulier dans les prisons palestiniennes.

Mais comme le rappelle également Saïd Bouamama, les luttes culturelles ne sont efficaces et n’ont de sens que dans le cadre de luttes économiques et politiques. La reconnaissance des peuples autochtones de Kanaky et de Guyane ne doit pas servir de monnaie d’échange contre un abandon des revendications indépendantistes. Il faut continuer à lutter contre les dettes injustes, contre le franc CFA et la dollarisation des économies latino-américaines (comme en Équateur ou en Argentine). Il faut urgemment soutenir les actions de BDS, pour le boycott, le désinvestissement, et la sanction contre Israël et les autres colonisateurs. Il faut poursuivre et amplifier les luttes contre l’extractivisme sous toutes ses formes : depuis la campagne contre Danone et l’accaparement de l’eau au Mexique (campagne menée à Paris, entre autres, par le comité de soutien avec les peuples du Chiapas en lutte), jusqu’à la rédaction de contre-rapport adressé aux actionnaires d’entreprises transnationales criminelles, en passant par le blocage des mines en Allemagne (contre le changement climatique qui affecte en premier lieu le Sud), mais aussi contre le « tout numérique » en Europe et Amérique du Nord… Il faut soutenir des organisations comme Frontline Defenders, qui protègent les défenseurs des droits qui transforment le monde depuis leurs territoires, en même temps que l’on dénonce les accords internationaux de coopération policière et militaire – avec des campagnes comme « Armée française, hors d’Afrique ! ». On pense également à des campagnes comme « Désarmons-les », Defund the police aux États-Unis ou le réseau Justice et vérité en France, contre les crimes racistes des polices ; ou les luttes internationales contre les frontières assassines…

Si les rapports coloniaux structurent le monde dans lequel nous vivons, alors nos luttes doivent être quotidiennes, sur tous les fronts, avec des alliances les plus larges et les plus stratégiques possibles ; car personne ne sera libre, tant que nous ne serons pas tou·tes libres. Aujourd’hui, plus que jamais : Free Palestine !