« Catastrophes » et « naturelles » : deux mots qui vont si mal ensemble

, par The conversation , CADAG Jake Rom D., GAILLARD JC, TOMASSI Isabella

Conséquences du tsunami Olympus, en 2009, aux Samoa américaines (Océanie).
Crédit : telemal (CC BY-SA 2.0)

Ce sont deux mots qui ne cessent d’être liés, et d’émerger au gré de l’actualité : ceux de « catastrophes naturelles ». Les titres de presse les convoquent pour évoquer pêle-mêle séisme, inondation, éruption volcanique, incendie de forêt, ouragans. Les autorités comme les assureurs et parfois encore les ONG et organisations internationales ont également cette expression dans leur vocabulaire.

Au sein de la communauté scientifique pourtant, cela fait longtemps que ces mots sont questionnés.

Inégalités des individus face aux phénomènes naturels

Au cours des cinquante dernières années, la recherche a consolidé l’évidence que les catastrophes sont des constructions sociales et non la conséquence de phénomènes naturels extrêmes. Les événements récents au Mexique, au Maroc ou en Libye ont rappelé qu’aucune catastrophe ne résulte en la destruction totale de toutes infrastructures ou le décès de l’ensemble d’une population.

Les catastrophes révèlent en fait toujours des disparités d’accès aux moyens de protection qui reflètent elles-mêmes une inégale distribution des ressources au sein des sociétés. Le tsunami du 26 décembre 2004 en Indonésie en est l’exemple le plus frappant : les femmes ayant perdu la vie sont quatre fois plus nombreuses que les hommes reportés décédés car elles se trouvaient alors à leur domicile, dédiées à s’occuper de leurs enfants, tout en ne sachant nager ni grimper aux arbres ; privilèges réservés aux hommes. Les catastrophes résultent donc avant tout de processus historiques et politiques qui définissent l’inégalité des individus face aux phénomènes naturels.

90 % des décès en Amérique latine, Afrique et Asie-Pacifique

Les inégalités face aux phénomènes naturels s’observent également à plus grande échelle puisque la distribution géographique des catastrophes relève des disparités importantes. Les exemples cités précédemment suggèrent en effet que les catastrophes sont plus fréquentes en Amérique latine, en Afrique et dans la région Asie-Pacifique. Ceci semble être confirmé par les données disponibles, notamment celles du Centre de Recherche sur l’Epidémiologie des Désastres (CRED) dont la base de données recense les événements les plus importants depuis le début du XXe siècle et montre que près de 90 % des décès recensés au cours des deux premières décennies du XXIe siècle ont fait suite à des catastrophes dans ces trois régions du monde.

Alors, si l’expression « catastrophe naturelle » est un non-sens, pourquoi continue-t-on de la retrouver aussi fréquemment ?

Des sinistrés des Sud, des scientifiques des Nord

Sans doute car la recherche dans le domaine est monopolisée par l’Occident (perçu ici comme un projet impérialiste prenant sa source dans l’histoire de la globalisation coloniale plutôt que dans la géographie). En effet, si 93 % des décès recensés par le CRED entre 1977 et 2017 ont eu lieu dans des pays non-membres de l’OCDE, 84 % des articles publiés dans Disasters, la revue universitaire de référence en la matière, ont été dirigés par des auteurs basés dans l’OCDE.

Cette disparité est encore plus évidente pour les retours d’expérience au lendemain des catastrophes les plus importantes. Au nom de la collecte de données soi-disant périssables, il est très fréquent d’observer un afflux de scientifiques, pas toujours familiers avec les territoires étudiés mais motivés par la perspective d’être les premiers à publier sur l’événement en question. Ainsi, seulement 12 % des articles sur le typhon Yolanda aux Philippines en 2013 et le séisme au Népal en 2015 ont été coordonnés par des chercheurs locaux – deux pays qui disposent pourtant d’une forte tradition de recherche sur ces sujets.

Distribution géographique des premiers auteur/e/x/s d’articles portant sur les sept catastrophes ayant attiré la plus grande attention entre 2005 et 2015 (données de Scopus).
JC Gaillard, Fourni par l’auteur

Cette divergence flagrante révèle trois problèmes principaux. Le premier est bien évidemment éthique et tient aux relations de pouvoir et d’influence entre chercheurs. Par exemple, les chercheurs occidentaux qui se précipitent le plus rapidement possible sur les lieux d’une catastrophe sans parler les langues locales ou sans compréhension du contexte culturel doivent faire appel à des traducteurs ou des assistants dont le rôle crucial est le plus souvent négligé dans les publications qui font suite à ces travaux de terrain.

Lorsque réelle collaboration il y a, celle-ci est dans la plupart des cas dictée par les préceptes des chercheurs occidentaux et de leurs bailleurs de fonds qui imposent les termes des projets. Pour faire face à ce déséquilibre, le gouvernement indonésien a conditionné l’obtention de visa à ses propres exigences, dont la mise en application à bloquer aux frontières des dizaines de chercheurs internationaux suite au séisme de Sulawesi en septembre 2018.

Une vision occidentale des catastrophes

Le deuxième problème concerne la façon dont ces événements sont caractérisés. L’hégémonie occidentale dans le domaine de la recherche sur les catastrophes explique que les concepts occidentaux, tels que ceux de catastrophe, vulnérabilité et résilience, mais aussi les méthodologies d’étude qui y sont associées, ont été imposés comme une norme universelle. Norme qui reflète une interprétation singulière du monde dont l’origine européenne est associée au siècle des Lumières durant lequel le projet de la modernité a pris pour objectif de libérer les sociétés des menaces de la nature afin d’en assurer l’épanouissement.

C’est depuis lors que la recherche sur les catastrophes, dans toute sa diversité, s’est polarisée autour de la dialectique entre nature/aléa et société/vulnérabilité. Cette perspective a été imposée comme vérité universelle, en Occident, où la dialectique fait sens, mais aussi au-delà, où sa pertinence est souvent douteuse ; les termes mêmes de catastrophe, vulnérabilité et résilience, d’origine grecque, s’avérant par exemple intraduisibles dans la plupart des autres langues du monde.

Le troisième problème est idéologique. L’hégémonie occidentale sur la recherche sur les catastrophes sous-tend en effet un agenda impérialiste qui se matérialise par des politiques internationales de réduction des risques de catastrophe standardisées favorisant le transfert d’expérience et de technologie des pays occidentaux vers le reste du monde. Celles-ci sont promulguées dans des traités internationaux tels que le cadre d’action de Sendai qui régit la réduction des risques de catastrophe depuis 2015. Les recommandations de ce dernier s’alignent avec les politiques de développement qui ont soutenu le projet colonial des derniers siècles. C’est ainsi que la recherche sur les catastrophes s’est imposée comme un impératif humanitaire afin de venir au « secours » des populations les plus démunies et vulnérables, considérées incapables de subvenir à leur propre survie.

Comment remédier à cela ?

Les travaux de recherche les plus récents remettent en cause cet héritage et interrogent la construction sociale des catastrophes d’un point de vue ontologique afin de mieux appréhender comment différentes sociétés et cultures interprètent les questions de souffrance, de dommage et plus généralement leur place dans le monde. Ces travaux imposent un renversement épistémologique afin de faire émerger d’autres approches, plurielles et locales, permettant d’appréhender au mieux la réalité de millions d’individus de par le monde et, ainsi, soutenir au plus près et au plus juste leurs priorités les plus diverses. Ces priorités sont au cœur des propositions du manifeste « Pouvoir, prestige et valeurs oubliées » qui encourage la recherche sur les catastrophes à être ancrée dans les territoires afin d’être pertinente et juste.

Les chercheurs locaux et ceux qui sont ancrés dans ces territoires sont au cœur de cet agenda. Ce sont ces derniers qui doivent définir les priorités et les cadres théoriques de recherches qui les concernent, qui doivent en collecter les données et en partager les résultats. C’est seulement dans ce contexte que pourront émerger des ontologies et épistémologies pertinentes aux territoires étudiés et que les ressources locales seront optimisées. Une telle quête pluriverselle n’est pas destinée à exclure les chercheurs étrangers aux territoires étudiés. Il les incite plutôt à utiliser les ressources importantes dont ils disposent pour s’allier avec leurs homologues des territoires étudiés afin de renverser les relations de pouvoir et déjouer les privilèges établis.

Lire l’article original sur le site de The Conversation